jeudi 3 décembre 2009

NEIGES


1. Mouvement
2. Souvenir
3. Copernic
4. Ephémère
5. Trou noir
6. Choix
7. Compter
8. Sommeil
9. C'est moi


Les scènes se passent dans le vide d'une boule à neige.
Les personnages sont sur scène, assis côte à côte, dans le fond.





1. Mouvement.
Noir dans la salle.
Le personnage se lève et se place au milieu de la scène.
Il commence à danser.


Je suis mouvement, je suis mouvant, ma vie n'est que mouvement ; j'en suis un singulier, une seule arabesque, une magnifique calligraphie, et j'en suis des pluriels, des coupures mises bout à bout, des ailes nouées entre elles. (Un temps). Tout se rejoint, je suis une corde. (Il s'arrête de danser). Non, pas une corde. (Un temps). Je suis l'Inde. (Il recommence à danser). Je suis le pays du Kata-Kali, la danse de Shiva aux milles bras, je suis un de ces saris chatoyants et virevoltants, nez percé, peau tatouée et bronzée : je danse le pays de la danse sous le soleil. (Il s'arrête à nouveau). Non, pas l'Inde. (Un temps). Je suis un fleuve. (Il reprend sa danse). Une rivière qui ruisselle et qui coule, et qui glisse, et qui ondule : le liquide est le mouvement par excellence. (Il s'arrête encore de danser). L'Inde, je préférerais quand même. Malgré tout, la rivière...Mais je ne peux pas être et l'Inde et une rivière ! (Un temps). Je peux être une rivière d'Inde ; mais oui, je suis le Gange, bien sûr, le Gange ! (Il recommence encore à danser). Fleuve sacré, fleuve s'écoulant indolent lentement, charriant tous les espoirs d'un peuple. (Il s'éloigne en disant cela et va se rasseoir).


2. Souvenir.
Le personnage se lève à la suite de l'autre.
Il s'assoit sur le devant de la scène et balance ses jambes.


En charriant des corps. (Un temps). Oui, le Gange est porteur des cadavres que les familles ne peuvent pas enterrer. Elles les confient au fleuve. Etranges cadeaux. (Un temps. Il reprend brusquement). La mort, voyez-vous, c'est concret, dans les faits. Non, je ne parle pas de religions, je parle de biologie : la mort c'est un immense panneau STOP sur la route d'une vie. Non, je ne parle pas de code de la route, je parle de deuil : quand une personne n'est plus là, que devient-elle ? (S'énervant). Non, je ne parle pas de philosophie je parle de souvenir, de quelque chose de figé dans ma mémoire. (Il fige le balancement de ses pieds. Un temps). C'est figé, et en même temps, c'est le dernier morceau de vie dans l'œil de mes macchabés. Ils sont comme de l'eau entre mes doigts : il glisse et retourne à la terre. Il ne naît pas de fleurs de cette eau, il pousse des tombes de pierre froide, avec une belle épitaphe : des restes. Dessus et dessous terre. Et du marbre. (Il prend sa tête dans ses mains et reprend son balancement. Un court temps. Pendant les deux phrases suivantes, il garde sa tête dans ses mains en parlant). Un souvenir. (Un nouveau temps). SOU-VE-NIR. (Il se lève doucement, marche vers la sortie, s'arrête à mi-chemin). En résumé, nos morts sont morts, et la terre continue de tourner. (Il va se rasseoir).


3. Copernic
Le personnage se lève à la suite de l'autre.
Il se place sur le devant de la scène.

La terre continue de tourner. La terre ne s'arrête jamais de tourner. (Il se met à tourner dans le sens inverse des aiguilles d'une montre. Il ne s'arrêtera que pour sortir). Vous savez, j'ai résolu un grand mystère, un des plus grands mystères de l'humanité ; tous les grands savants se sont un jour posés cette question. (Un temps. La suite, de plus en plus vite). Et par savants, je ne veux pas que dire les Pythagore, les Copernic, les Michelin et les Einstein : je veux aussi dire les Voltaire, les Rabelais, les Cicéron, les Victor Hugo et les... (Un temps).Et les Mozart, Beethoven, Tchaïkovski, les Bach, les Vivaldi (En disant cela il tourne sur lui même en continuant son cercle). Et puis les Picasso, les Van Eyck, les Raphael, les Vinci, les Cézanne, et puis (Un temps. Il s'arrête de tourner sur lui même). Une question fondamentale pour tout être humain. (Un court temps). Pourquoi ne peut-on pas diviser par zéro ? (Un autre court temps). Vous allez voir, ça va être rapide, CQFD, C dans la poche, C gagné : si l'on réfléchit, la Terre est un grand zéro. Et la Terre, c'est tout, c'est nous. Diviser par zéro, c'est diviser par la Terre, et diviser par le Terre, c'est diviser par tout. Seuls les grands connaissent la portée de ce geste, seuls eux savent l'intolérable : car diviser par tout, c'est nous rendre semblables à rien, et cela nous fait comprendre à quel point nous sommes éphémères. (Il va se rasseoir).


4. L'éphémère.
Le personnage se lève à la suite de l'autre.
Elle va se placer sur le devant de la scène.
Partout sur elle, des post-It.

Tout est éphémère. Même nous. Surtout nous. (Un temps. Elle arrache un post-It, le froisse, le jette). Les cheveux tombent, la peau se ride, les ongles cassent, les chairs pourrissent. Tout passe. Même le rouge à lèvre. Surtout le rouge à lèvre. (Exaspérée). Surtout MON rouge à lèvre ! (Elle fait le geste de rectifier une coulure). C'est vrai, c'est malheureux (ou heureux je ne sais, je ne tranche pas), mais tout est éphémère. Qu'est-ce qui ne l'est pas ? (Un temps). Les Saints ? Bien sûr, ils sont sur le calendrier, on les fête : mais le jour passé (Elle détache lentement un post-It de son corps), à la poubelle les Saints (Elle le jette violemment). Quoi d'autre ? (Un temps) La nature ? Bien sûr, ça meurt, ça repousse : mais personne n'est là pour s'en souvenir. Elle meurt dans les esprits. Qui d'autre ? (Un temps). Les Dieux ? Dieu ? (Elle regarde le ciel et crie). Et Toi là-haut !? Vous !? Vous vous croyez éternels ? (Elle baisse la tête). Mais oui. Vous l'êtes. Eternels et figés, des dogmes, des fêtes, des miracles, des Ecritures. (Un temps). Mais non, vous ne l'êtes pas. VOUS NE L'ÊTES PAS ! (Elle arrache les post-It). Car on vous oubliera, et vous cesserez d'exister, vous mourrez comme tout le monde ! (Elle crie, elle hurle, elle piétine les post-It). On vous oubliera ! Même le paradis n'est qu'un refuge artificiel, et l'oubli vous effacera. (Elle rit, continue de crier). On vous oubliera, On vous oubliera ! (Deux hommes entrent sur scène, la saisissent et l'entraînent vers le fond de la scène, la bâillonne et l'assomme). On vous oubliera !


5. Trou noir.
Le personnage se lève à la suite de l'autre.
Il se place au milieu de la scène.

Oublier est une chose d'une extrême contradiction. (Il s'assoit en tailleur). L'oubli, tout le monde connaît : j'ai oublié mon cahier de maths, j'ai oublié le lait, j'ai oublié l'heure, la date, les caramels mous, le coiffeur, le dentiste...Ah non : le dentiste, c'est fait exprès. Vous voyez, on fait même "exprès" d'oublier. (Un temps. Il change de position). Et il y a l'oubli que tout le monde ne connaît pas : son nom, son adresse, ses parents, le trou noir, le formatage, les visages, les voix, l'agresseur...Ah non, c'est fait exprès ça ; c'est le paradoxe de l'oubli : il y a des gens qui ne veulent absolument rien oublier, ils écrivent leur moindre fait et geste, le nombre de carottes dans les-petits-pois-carottes, les horaires de travail, le nombre de dents qu'ils ont perdu et tout et tout. (Il change de position). Et puis, il y a les gens, qui veulent oublier, absolument tout oublier, parce qu'ils ont peur, parce que c'est trop atroce, insoutenable, ça empêche de dormir et tout et tout. (Un court temps, il se lève). Oublier ou ne pas oublier ? Je choisis d'oublier cette question. (Il se retourne vers le fond de la salle, s'arrête). Quitte à céder la place à un trou noir dans ma tête, je préfère choisir. (Il va se rasseoir).


6. Choix.
Le personnage se lève à la suite de l'autre.

La question du choix : la voilà, la fameuse métaphysique de la pensée humaine, le grand débat des philosophes ; car nous avons tous la liberté de choisir : le libre arbitre est la plus enrichissante et la plus écœurante des inventions de Dieu. Même si on me pointe un pistolet sur la tempe (Il fait le geste), je peux choisir de vivre ou de mourir. (Un temps). Et même si ce choix tue des millions de gens, je suis libre de le faire. (Un temps). Sinon, outre l'être ou ne pas être, la réel et l'irréel, le pour-soi et l'en-soi, qui sont des choix purement théoriques dont pourtant tout le monde débat, il y a surtout : vanille ou (Il passe à cours) chocolat, rose ou (Il passe à jardin) bleu, avec ou (Il passe à cours) sans sauce. Voilà les choix fondamentaux de la vie. Mais tout le monde croit qu'elle n'est qu'un seul et unique choix : (En disant les mots qui suivent, il passe successivement de jardin à cours) c'est mexicain OU chinois. (Un temps ; il jauge le public). Le OU sans accent, mais ici, ce n'est pas à traduire par « ou bien ». C'est le OU (dédaigneusement) restrictif. Mais tout dans la vie est mêlé, est ces gens n'ont rien compris : tout n'est pas tout vanille ou tout chocolat, tout est une infâme bouillie chocolat au lait : c'est la plus sournoise et la plus adaptée des inventions de Dieu. 1+1= 1, c'est bien connu ; comptez ! (Il va se rasseoir).


7. Compter.
Le personnage se lève à la suite de l'autre.
Il se couche : sa tête pend dans le vide, vers le public.

Tout se compte. (Un temps). Les nombres et les chiffres sont les fondements de notre monde : on dit que ce sont les valeurs morales, la liberté, le partage, l'égalité, la paix et le respect, mais pour un nombre à sept zéros on fait beaucoup de choses, et ce ne sont pas souvent celles-là, n'est-ce pas ? (Un temps, il s'assoit face au public). Les nombres créent aussi nos normes. (Un temps. Il jauge le public). Exemple : nous avons deux jambes, deux bras, deux yeux, deux oreilles, un nez, une bouche : s'il vous avez une jambe, trois bras, une oreille sur le sommet du crâne, un œil au milieu du front, deux nez à la place des oreilles et quatre bouche...vous n'êtes pas normal. (Il jauge à nouveau le public, semble réfléchir). Oui bon d'accord, mon exemple n'en était pas un bon. Mais voyez, ce sont les chiffres de la Bourse qui règlent le monde : si celle-ci baisse, c'est la catastrophe, crise financière et économique, brouette de billets sans valeur, banques en faillite et 23 euros le concentré de tomate. C'est ridicule ! (Un temps). Je n'ai jamais aimé compter : au cours préparatoire je disais 1, 3, 10, 5, 26 ; je faisais des variations artistiques pour donner de l'intérêt à ses exécrables figures : j'étais un incompris. (Un temps). Aujourd'hui encore, je déteste compter. (Un court temps). A part les moutons, pour m'endormir : l'ennui à ses qualités.


8. Sommeil
Le personnage se lève à la suite de l'autre.
Il se couche, les bras en croix.

Le sommeil est un phénomène complexe. (Un temps). Il consiste à empêcher nos yeux de voir par la force et de laisser notre cerveau nous plonger dans le noir total : le sommeil est une tentative de putsch de notre cerveau, les élans de somnambulisme le prouvent. Et les rêves sont une technique de diversion ; (Il s'assoit brusquement) notez c'est subtil, brillant...MACHIAVELIQUE ! (Un temps). Cela nous montre un monde bizarrement réaliste où nous avons notre propre... (Hésitation) existence : on vit dans nos rêves, et pendant ce temps, notre matière grise essaie de nous faire vivre la vie qu'elle veut sans nous sortir de la bulle brumeuse où elle nous a mise. (Un temps). Pas de chance pour elle, nous finissons toujours par la crever et nous réveiller, pataugeant encore dans ce que nous croyions être la réalité : je remercie pour cela tous les autres organes et cellules de mon corps de refuser courageusement la dictature cérébrale ! (Geste de triomphe. Un temps, il réfléchit. Il est ébahi). Je viens de réaliser que je suis l'objet d'un conflit politique interne. (Un temps. Il se lève). Je pense que nous devons avoir une certaine forme de...schizophrénie : trois entités et un seul moi. J'ai sommeil.


9. C'est moi
Le personnage se lève à la suite de l'autre. Il se place au milieu de la scène : les autres personnages se lèvent mais restent à leur place.

Je suis MOI. (Un temps). Oui : c'est MOI. Mais qu'est-ce que MOI ? Je suis ça, ça et aussi ça, ça et ça (Il pointe du doigt les différents personnages, qui s'avancent tour à tour et l'entourent). Je suis tout ça, et je dois m'assumer : je dois gérer ce que je suis dans le présent, dans les moindres facettes de MOI-même ; et je suis non seulement mon MOI "présent", mais je suis aussi mon MOI "passé", et surtout mon MOI "futur", n'est-ce pas ? (Un temps. Il pose sa main sur sa poitrine). J'ai un souffle au cœur, (Il va tomber en arrière, un personnage lui apporte une chaise sur laquelle il s'assoit) cela me donne le vertige. (Il se tourne vers le personnage qui lui a apporté la chaise) Merci MOI. (Les autres personnages se lèvent et entourent C'est Moi) MOI, ce n'est rien de simple, c'est tellement de chose ! (Il tape du pied). Ca me donne le vertige. (Un temps ; il se lève). MOI, c'est une énorme boule à facettes dont MOI-même je ne perçois pas toutes les faces, c'est énorme et disco, et si ça (Il tourne sur lui-même en montrant chaque personnage du doigt), si MOI me tombe dessus, je me noie. (Un temps). Car MOI est infini, et le cerveau humain ne peut envisager l'infini sans être submergé de pensées contradictoires qui obstruent les neurones jusqu'à l'étouffement intellectuel : LES CLICHES. (Un temps). Je suis une salade composé. (Un temps). Unus ego et multi in me. (Il regarde les autres personnages, qui ne semblent pas comprendre). Oui, un seul moi et plusieurs en moi. (Les personnages acquiescent. Ils se regroupent autour de lui et l'emporte). UNUS EGO ET MULTI IN ME !

Variations et exercices d'intentions sur la phrase "Mon moi est une oie qui se noie dans se monde en émoi".

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