jeudi 3 décembre 2009

Juste la fin du monde, Jean-Luc Lagarce.

SCENE 10.

Louis. - Au début, ce que l'on croit
- j'ai cru cela -
ce qu'on croit toujours, je l'imagine,
c'est rassurant, c'est pour avoir moins peur,
on se répète à soi-même cette solution comme aux enfants
qu'on endort,
ce qu'on croit un instant,
on l'espère,
c'est que le reste du monde disparaîtra avec soi,
que le reste du monde pourrait disparaître avec toi,
s'éteindre, s'engloutir et ne plus me survivre.
Tous partir avec moi et m'accompagner et ne plus jamais
revenir.
Que je les emporte et que je ne sois pas seul.

Ensuite, mais c'est plus tard
- l'ironie est revenue, elle me rassure et me conduit à
nouveau -
ensuite on songe, je songeai,
on songeà voir les autres, le reste du monde, après la mort.
On les jugera.
On les imagine à la parade, on les regarde,
ils sont à nous maintenant, on les observe et on ne les aime
pas beaucoup,
les aimer trop rendrait triste et amer et ce ne doit pas être
la règle.
On les devine par avance,
on s'amuse, je m'amusais,
on les organise et on fait et refait l'ordre de leurs vies.
On se voit aussi, allongé, les regardant des nuages, je ne
sais pas, comme dans les livres d'enfants, c'est une idée
que j'ai.
Que feront-ils de moi lorsque je ne serai plus là ?
On voudrait commander, régir, profiter médiocrement de
leur désarroi et les mener encore un peu.
On voudrait les entendre, je ne les entends pas,
leur faire dire des bêtises définitives
et savoir enfin ce qu'ils pensent.
On pleure.
On est bien.
Je suis bien.

Parfois, c'est comme un sursaut,
parfois, je m'agrippe encore, je deviens haineux,
haineux et enragé,
je fais les comptes, je me souviens.
Je mords, il m'arrive de mordre.
Ce que j'avais pardonné je le reprends,
un noyé qui tuerait ses sauveteurs, je leur plonge la tête
dans la rivière,
je vous détruis dans regret avec férocité.
Je dis du mal.
Je suis dans mon lit, c'est la nuit, et parce que j'ai peur,
je ne saurais m'endormir,
je vomis la haine.
Elle m'apaise et m'épuise
et cet épuisement me laissera disparaître enfin.
Demain, je suis calme à nouveau, lent et pâle.
Je vous tue les uns après les autres, vous ne le savez pas
et je suis l'unique survivant,
je mourrai le dernier.
Je suis un meurtrier et les meurtriers ne meurent pas,
il faudra m'abattre.
Je pense du mal.
Je n'aime personne,
je ne vous ai jamais aimés, c'était des mensonges,
je n'aime personne et je suis solitaire,
et solitaire, je ne risque rien,
je décide de tout,
la Mort aussi, elle est ma décision
et mourir vous abîme et c'est vous abîmer que je veux.
Je meurs par dépit, je meurs par méchanceté et mesqui-
nerie,
je me sacrifie.
Vous souffrirez plus longtemps et plus durement que moi
et je vous verrai, je vous devine, je vous regarderai
et je rirai de vous et haïrai vos douleurs.
Pourquoi la Mort devrait-elle me rendre bon ?
C'est une idée de vivant inquiet de mes possibles égare-
ments.
Mauvais et médiocre, je n'ai plus de que minuscules
craintes et infimes soucis,
rien de pire :
que ferez-vous de moi et de toutes ces choses qui m'appar-
tenaient ?
Ce n'est pas beau mais ne pas être beau me laissera moins
regrettable.

Plus tard encore,
c'est il y a quelques mois,
je me suis enfui.
Je visite le monde, je veux devenir voyageur, errer.
Tous les agonisants ont ces prétentions, se fracasser la tête
contre les vitres de la chambre,
donner de grands coups d'ailes imbéciles,
errer, perdu déjà et
croire disparaître,
courir devant la Mort,
prétendre la semer,
qu'elle ne puisse jamais m'atteindre ou qu'elle ne sache
jamais où me retrouver.
Là où j'étais et fus toujours, je ne serai plus, je serais loin,
caché dans les grands espaces, dans un trou,
à me mentir et ricaner.
Je visite.
J'aime être dilettante, un jeune homme faussement fragile
qui s'étiole et prend des poses.

Je suis un étranger. Je me protège. J'ai les mines de
circonstance.
Il aurait fallu me voir, avec mon secret, dans la salle
d'attente des aéroports, j'étais convaincant !
La Mort prochaine et moi,
nous faisons nos adieux,
nous nous promenons,
nous marchons la nuit dans les rue désertes légèrement
embrumées et nous nous plaisons beaucoup.
Nous sommes élégants et désinvoltes,
nous sommes assez joliment mystérieux,
nous ne laissons rien deviner
et les réceptionnistes, la nuit, éprouvent du respect pour
nous, nous pourrions les séduire.
Je ne faisais rien,
je faisais semblant,
j'éprouvais la nostalgie.
Je découvre des pays, je les aime littéraires, je lis des
ivres,
je revois quelques souvenirs,
je fais parfois de longs détours pour juste recommencer,
et d'autres jours,
sans que je sache ou comprenne,
il m'arrivait de vouloir tout éviter et ne plus reconnaître.
Je ne crois en rien.

Mais lorsqu'un soir,
sur le quai de la gare
(c'est une image assez convenue),
dans une chambre d'hôtel,
celui-là "Hôtel d'Angleterre, Neuchâtel, Suisse" ou un
autre, 'Hôtel du Roi de Sicile", cela m'est bien égal,
ou dans le seconde salle à manger d'un restaurant plein de
joyeux fêtards où je dînais seul dans l'indifférence et le
bruit,
on vint doucement me tapoter l'épaule en me disans avec
un gentil sourire triste de gamin égaré :
"A quoi bon ?"
ce "à quoi bon"
rabatteur de la Mort
- elle m'avait enfin retrouvé sans m'avoir cherché -,
ce "à quoi bon" me ramena à la maison, m'y renvoya,
m'encourageant à revenir de mes dérisoires et vaines
escapades
et m'ordonnant désormais de cesser de jouer.
Il est temps.

Je traverse à nouveau le paysage en sens inverse?
Chaque lieu, même le plus laid ou le plus idiot,
je veux noter que je le vois pour la dernière fois,
je prétends le retenir.
Je reviens et j'attends.
Je me tiendrai tranquille, maintenant, je promets,
je ne ferai plus d'histoires,
digne et silencieux, ces mots qu'on emploie.
Je perds. J'ai perdu.
Je range, je mets de l'ordre, je viens ici en visite, je
laisse les choses en l'état, j'essaie de tirer des
conclusions, d'être paisible.
Je ne gesticule plus et j'émets des sentences symboliques
pleines de sous-entendus gratifiants.
Je me complais.
Rien ne me flatte autant, désormais, que ma propre angoisse.
Il m'arrivait aussi parfois,
"les derniers temps",
de me sourire à moi même comme pour une photographie
à venir.
Vos doigts se la repassent en prenant garde de ne pas la salir
ou d'y laisser de coupables empreintes.
"Il était exactement ainsi"
et c'est tellement faux,
si vous réfléchissiez un instant vous pourriez l'admettre,
c'était tellement faux,
je faisais juste mine de.


Et je fus Louis, quelques instants.
Le théâtre, ça vous transforme, à l'intérieur.

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