Scène 1.
Un pont au-dessus de plusieurs voies ferrées, près d'une gare. Tout est désert. Il est très tôt, c'est l'hiver, le soleil est à peine levé, le ciel est bleu. Une jeune fille est adossée à la rambarde.
Carline : Les Etoiles sont en grève. Cela fait cent jours qu'elles sont en grève. Je me demande pourquoi ; les étoiles ne s'intéressent pas aux suppressions de postes, aux délocalisations, aux tabloïds mensongers, à l'instauration du service minimum : elles ne s'intéressent pas au monde. A notre monde du moins, et je ne connais pas le leur. Mais le fait est qu'elles sont en grève, et que cela fait cent jours que la nuit est noire comme un parchemin qu'on aurait recouvert d'encre de Chine par trois fois. Trois grosses couches de noir. (Silence). Les monstres en profitent pour sortir de dessus les lits et terroriser enfants et vieillards : c'est monstrueux. (Elle s'éloigne de la barrière. Il n'y a toujours personne. Elle s'y accoude à nouveau). Sûrement qu'eux, les monstres, savent pourquoi les étoiles sont en grève...Sûrement que je pourrais en attendre un, ici : il sentira l'odeur iodée de ma peur, et je pourrais lui parler, et il me répondra peut-être, et...
Eosten arrive en courant et crie : Carline ! Carline ! Tu es là : je t'ai cherché partout.
Carline : Tu n'avais pas besoin.
Eosten la prend par les épaules : Si : tu vas encore essayer de parler aux monstres. C'est dangereux.
Carline se retourne vers lui : Je veux savoir pourquoi les Etoiles font la grève. C'est capital.
Eosten : Si personne ne le sait, c'est bien qu'il doit y avoir une raison : les Etoiles ont refusé de parler à tous les émissaires de la Terre. Les monstres ne te le diront pas : ils sont bien contents qu'elles ne brillent plus la nuit, et s'ils te disent la raison pour laquelle elles ne travaillent plus, peut-être trouveras-tu une solution à leur problème ; alors elles recommenceront à travailler, et les monstres devront de nouveau se cacher sous les lits et manger les moutons de poussières.
Carline se retourne vers la barrière : Je veux quand même essayer.
Eosten : Que tu es bornée ! Sais-tu que certains se sont mis à manger les humains ?
Carline : Oui. Je le sais. La matinée est belle, tu ne trouves pas ? Belle et froide comme le carrelage de la piscine municipale. (Elle souffle et un fin nuage de vapeur s'échappe de sa bouche).
Eosten s'énervant : Tu es totalement inconsciente ! Je ne veux pas que tu te fasses manger. Rentre avec moi, tout de suite.
Carline : Non. Je reste sur le pont.
Eosten l'empoignant par le bras : Viens aller. (Il la tire violemment).
Carline hurle : Non ! Je veux savoir ! Je veux savoir !
Elle se débat, ils roulent à terre : elle empoigne une pierre et lui la cogne sur la tête ; elle roule doucement sur le macadam. Carline se relève, tâte le pouls d'Eosten : il bat encore. Elle l'assoit contre la barrière, se met à côté de lui.
Carline : C'est toi qui es borné. Moi, je veux juste parler à un monstre ; je dois savoir voyons, Eosten. Tu me déçois.
Elle ferme les yeux et s'endort.
Scène 2
Il fait nuit noire. Des ombres s'agitent un peu partout autours de Carline et d'Eosten. Celle-ci est réveillée.
Carline : Je sais très bien que vous êtes là. N'essayer pas de me mordre les chevilles.
Quelque chose vient s'assoir à côté d'elle. Elle ne voit que deux yeux verts brillants.
Zohrab : Nous n'aimons pas les chevilles. Trop peu de viande. Nous préférons le cerveau : c'est bien plus tendre.
Carline outrée : Je ne vous laisserais pas non plus mon cerveau !
Zohrab : Je n'en demande pas tant. Je veux juste savoir pourquoi une petite humaine comme toi reste si tard sur ce pont par une nuit sans étoiles ; peut-être est-ce pour rencontrer un monstre ? Je me trompe ?
Carline accusatrice : Vous m'avez espionné.
Zohrab : Si peu. Je dormais sous la pierre dont tu t'es servi dans votre affrontement fratricide.
Carline : Je n'ai pas tué mon frère : il est juste assommé.
Zohrab : Peu importe ; j'ai une vilaine brûlure d'UV au visage.
Carline : Je m'excuse monsieur le monstre, je ne savais pas que...
Zohrab l'interrompant : Zohrab. Je m'appelle Zohrab. Pas de monsieur entre nous si vous voulez bien.
Carline : Ah. Si vous y tenez. Désolée Zohrab.
Zohrab : Donc tu veux savoir pourquoi les Etoiles se sont mises en grève ?
Carline : Oui.
Zohrab : Bien. (Un temps). Je vais te le dire alors, puisque tu as été si courageuse.
Carline : Courageuse ?
Zohrab : Oui, tu as quand même osé tuer ton frère pour pouvoir parler à un monstre et connaître la réponse à la question capitale qui te taraude.
Carline soupire : Je ne l'ai pas tué : il dort simplement.
Zohrab : Peu importe, tu l'as assommé malgré tout. Donc, je vais t'avouer...l'ultime secret des étoiles !
Il tourne vers elle ses énormes yeux verts qui brillent comme des phares.
Carline se protège les yeux : Mon Dieu ! Comme c'est m'as-tu-vu ! Ils doivent être en surtension, baissez un peu l'intensité s'il vous plaît.
Zohrab se détourne : Pardon, mais tu sais, je dois être effrayant et...
Carline l'interrompant : Mais comment voulez-vous faire peur si vous nous saturez la rétine ? On ne peut même pas vous entrevoir.
On entend quelques cliquetis : les yeux de Zohrab deviennent bleus et brillent très doucement.
Carline : C'est mieux.
Zohrab : Bon, aucune autre objection ? La couleur, ça va ? J'ai toute une palette à disposition.
Carline l'examinant : Maintenant que vous le dîtes...
Zohrab : Oui ?
Carline : Pourriez-vous les faire...mauves ?
Zohrab surpris : Mauves ??
Carline : Oui.
Zohrab : Quand même, je suis un monstre, pas un bisounours.
Carline : Bon alors jaunes ?
Zohrab : Va pour jaunes.
Quelques cliquetis à nouveau : ses deux iris passent lentement du bleu au jaune.
Zohrab : Alors tu la veux cette révélation, oui ou non ?
Carline : Oui, oui, oui ; mes oreilles sont grandes ouvertes.
Zohrab : En fait, c'est tout bête : les Etoiles se sont (enfin) rendues compte qu'elles nous privaient de trop de jours de travail dans l'an, et de ce fait, comme les humains nous voient trop peu souvent, et nourrissent envers nous trop de négativité. Elles sont en grève pour dénoncer cette discrimination !
Silence.
Carline : Je ne vous crois pas ; de toute façon, il est normal que nous ayons un sentiment négatif à votre égard : vous nous faîtes peur. Personne n'a envie d'apprendre à connaître quelqu'un d'effrayant.
Silence.
Carline : Quelle est la vraie raison de cette grève ?
Zohrab : A vrai dire, nous les monstres n'en avons qu'une vague idée. Les Etoiles n'ont rien voulu nous dire. Elles nous ont juste envoyé une sale bestiole en recommandé.
Carline étonnée : Une bestiole ?
Zohrab : Je suis assis sur la boîte.
Carline alarmée : Peut-elle au moins respirer ??
Zohrab las : Malheureusement oui. Il y avait un message avec ; je vais te le lire, je suis parfaitement nyctalope : « A Celui ou Celle : qu'il réclame la guillotine ». Je te le laisse.
Carline : Le message ?
Zohrab : Et la bête avec.
Carline : Mais je...
Zohrab : Sois gentille, occupe-t-en.
Carline : Mais je...
Zohrab : Merci ! Merci beaucoup ! (Un temps). Oh, le jour se lève. Désolée, je dois partir : bonne chance !
Il disparaît.
Carline : MAIS MAIS MAIS !
Le premier oiseau se met à chanter. Eosten se réveille.
Scène 3
Carline ouvre doucement la boîte : des petits piaillements en sortent, mais on ne voit pas la bestiole. Eosten se tient la tête et gémit ; Carline ferme la boîte.
Eosten : Qu'est-ce que je fais là ?
Carline : Tu es venu avec moi pour observer les rails : ils ont ballasté la voie de droite hier, c'est du plus bel effet.
Eosten : Ah...Nous avons dormis là ?
Carline : Oui.
Eosten vient d'apercevoir la boîte : Qu'est-ce que c'est ?
Carline paniquée : C'est euh...c'est...une...branche de chou-fleur.
Eosten soupçonneux : Quelle excitation pour une branche de chou-fleur. Je ne te savais pas si émotive petite sœur.
Carline toujours affolée : Mais non, je ne m'excite pas ! Tu dis des bêtises ; j'ai chaud, voilà tout, il fait très chaud.
Eosten : Nous sommes en plein hiver Carline. (Un temps). J'ai de drôles de récurrences ; es-tu bien sûre que nous sommes venus pour voir le ballastage de la voie de droite ?
Carline : Oui, oui.
Eosten : Tu n'aurais pas osé m'assommer avec une pierre ? Ce n'est pas ton genre hein. Non. Tu n'aurais pas non plus passé la nuit à parler avec un monstre, et ce n'est sûrement pas un des leurs qui t'aurait donné cette boîte ? (Il hausse la voix, se lève). Tu n'aurais pas osé profiter de mon inconscience pour me mentir Carline hein ?
Carline crie : D'accord, d'accord, j'avoue ! Je ne peux plus tenir plus longtemps ; le mensonge s'infiltre en moi et j'ai l'impression que je vais imploser sous l'effet de la pression ! Je ne sais pas mentir. Surtout te mentir.
Eosten crie à son tour : Je le sais bien, pas besoin d'être centralien pour deviner que tu me mens.(Il se calme). Dis-moi ce qu'il y a dans cette boîte et je t'épargne l'interrogatoire sur ta nuit avec le monstre.
Carline : Je ne sais pas ce que c'est : on dirait un petit nuage vert. Comme un citron vert. Ca piaille. Je ne peux pas te le montrer : il va s'envoler.
Eosten : Menteuse ! Encore une fois tu me mens.
Carline : Je jure sur ma foi que non !
Silence. Ils se jaugent. Elle ouvre doucement la boîte et lui montre la bestiole : elle gazouille, le carton gigote.
Carline doucement : Les Etoiles veulent la guillotine.
Eosten scandalisé : Mais cette bête est inoffensive ! Regarde la, elle n'a même pas de dents, ni de griffes, ni de crocs à venin. Donne-la-moi : je ne te laisserai pas l'emmener et la tuer.
Carline : Non ! Je garde Faune avec moi. Je compte attendre les étoiles.
Eosten interdit : Faune ?
Carline : Oui, c'est comme ça qu'il s'appelle ; c'était écrit sur la boîte, sur le côté droit.
Eosten : Tu comptes vraiment attendre les étoiles ? Elles ne vont pas se déplacer pour toi.
Carline serrant le carton contre elle : J'ai Faune maintenant.
Eosten : Tu vas le tuer ?
Carline murmurant : Je ne sais pas. Je veux...Je veux d'abord savoir pourquoi. Je vais attendre. Va-t-en, s'il te plaît.
Eosten : Puisque tu le veux, je pars. Mais si tu le tue, je ne te parlerais plus.
Il s'en va. Carline est à nouveau seule sur le pont, le soir tombe. Elle se recroqueville dans un coin et s'endort, la boîte dans les bras.
Scène 4
Faune s'agite dans sa boîte, cela réveille Carline. Il bouge en dans tous les sens.
Carline : Faune ! Faune ! Calme-toi, je t'en prie.
Faune : Il faut que tu agisses, maintenant !
Silence. Carline regarde la boîte.
Carline interdite : Tu parles ?
Faune : Bien sûr.
Carline : Qu'est-ce que tu es ?
Faune : Pas grand-chose, je ne sais pas. Je viens des Etoiles.
Carline : Des Etoiles ?
Faune : Oui. Je vivais dans l'Etoile du Berger. Sais-tu, c'est la présidente.
Carline ouvrant le carton : Ah. Cela fait un long périple pour arriver jusqu'ici : l'Etoile du Berger est lointaine.
Faune : Oui, mais il le fallait.
Carline : Pourquoi ?
Faune : Quelqu'un doit me tuer.
Carline : La guillotine...
Faune : Oui, le couperet. Je dois mourir.
Carline : Mais pourquoi ? Qu'as-tu fait ? Tu as l'air si gentil ! Je ne t'imagine pas faire quelque chose de mal.
Faune : Tu ne comprends pas.
Carline s'énervant : Eh bien non, je ne comprends pas. Et je voudrais bien pourtant : j'ai passé des jours sur ce pont à observer le ciel, j'ai assommé mon frère, j'ai passé la nuit avec un monstre, et finalement je me retrouve avec une bestiole verte et vaporeuse qui me demande de la tuer. Je nage !
Faune : Tu dois me tuer parce que je ne suis pas vraiment un être vivant. Je suis...un condensé de pensées.
Carline : Mais de pensées de quoi ? De qui ?
Faune : De L'humanité. Je suis ce que vous appelez le Cinquième Elément : quelqu'un doit me détruire, car je porte en moi les mauvais germes que Pandore a semés sur Terre. Les monstres n'ont pas voulu, car si je meurs, la peur meurt avec moi, et ils se retrouveront tous au chômage. C'est compréhensible. Mais les humains, comme toi, ne veulent pas non plus.
Carline : Pourquoi ? Ce serait la fin de toute la misère et de toute l'injustice sur la planète si je t'ai bien compris.
Faune : Exact. Mais les Etoiles sont marxistes, et elles m'ont crée...Personne n'aime plus Marx, les hommes politiques voient leur pouvoir s'envoler et surtout leurs bénéfices connaître une baisse de -400%.
Carline : Mais toi, tu n'y peux rien, toi : pourquoi devrais-tu mourir pour nous ?
Faune : Parce que sinon vous ne verrez plus jamais les Etoiles, soit parce qu'elles dépériront à force de s'empêcher de briller, soit parce que vos ingénieurs fans de jeux vidéos continueront à leur tirer dessus à coup de satellite pour les faire exploser.
Carline ébahie : Ils font ça ? Ils osent faire ça ?
Faune : Je sais. Le genre humain est détestable parfois. Dieu se lamente tout seul près de Proxima du Centaure et écoute « Highway to Hell » ; il déprime de voir ses enfants se comporter si déplorablement.
Carline : Je ne veux pas te tuer. Je ne peux pas !
Faune : C'est juste ma vie contre celles de milliards d'Etoiles et d'êtres humains. Ne vois-tu pas les enjeux ?
Carline : Je ne pourrais pas vivre heureuse en sachant que je t'ai tué. Ne peux-tu pas jeter ton fardeau ?
Faune doucement : Carline, je SUIS le fardeau.
Carline pleurant : Je ne le ferais pas ! Je ne le ferais pas !
Faune : Alors je trouverais quelqu'un d'autre.
Carline : Non ! Je suis peut-être d'un égoïsme total et d'une folle inconscience, mais je t'en empêcherais.
Faune : Tu ne pourras pas.
Carline : Alors je mourrais avant toi. Je ne peux pas supporter l'idée même de ce qui t'attends.
Faune : Tais-toi Carline. Tu ne sais pas ce que tu dis.
Carline crie : Je suis en pleine possession de toutes mes capacités intellectuelles !
Elle sort un petit aimant de sa poche, l'approche de son cœur : il s'y colle, Carline gémit, se tient la poitrine et s'affaisse doucement sur le trottoir.
Faune affolé : Carline ! Que se passe-t-il ? As-tu mal ? Carline ! (Il lui tourne autour de la tête).Réponds ! Tu ne dois pas mourir, pas comme ça !
Carline : Dis à mon frère...que c'est un âne ! Et que je l'aime aussi.
Ses yeux se ferment, sa tête roule sur le macadam. Faune couine faiblement, se blotti dans les bras de Carline.
Scène 5
Le jour s'est levé, le ciel est bleu comme la mer. Ni Carline, ni Faune ne sont plus là. Eosten est accoudé à la barrière. Il se tourne.
Eosten : Ma sœur est morte. (Un temps). Morte pour une boule de poils citron vert qu'elle aimait avant de la connaître, parce qu'elle ne pouvait pas supporter l'idée du sacrifice de cette innocente bestiole. Tôt ce matin, les Etoiles sont descendues sur Terre, ici même sur ce pont : elles ont emmené Carline vers l'espace dans un halo de lumière dorée, et toute la planète a levé en même temps les yeux vers le ciel. Ils ont vu, mais c'est tout, ils n'ont pas compris ; ils n'ont pas compris qu'elle s'est tuée juste pour eux, pour cette vermine. (Un temps). J'ai reçu une très belles carte de condoléances, très brillante de la part des Etoiles : elles me disaient qu'elles ne s'attendaient pas à ce qu'un tel dommage collatéral survienne, qu'elles étaient désolées, mais qu'elles n'auraient pas pu tuer le Cinquième Elément car c'est elles qui l'avaient crée, pour catalyser la mal de Pandore ; Elles disent aussi qu'elles ont parlé à Dieu : il a pleuré quand il a vu le corps de Carline. Il va déclencher une nouveau Déluge. (Silence. Une larme coule le long de sa joue). Ma sœur est une étoile désormais ; une étoile mauve et scintillante comme de la rosée ; et Faune gravite lentement autour d'elle. (Il s'éloigne de la barrière). Moi ? J'attends le Déluge ; je ne suis pas mieux que le reste de l'humanité. Heureusement que des Etoiles brillent au-dessus de nos têtes. (Il sort).
Une petite fantaisie écrite en quelques jours, un défi...
BÉBÉ, ADO, ADULTE – DES LIVRES POUR NOËL
Il y a 5 ans
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire