vendredi 4 décembre 2009

Entre le noir et le blanc


Entre le noir et le blanc.


La pièce vibre au son de la musique. Les notes semblent s’envoler à travers l’espace ; le rythme doux du morceau emplit tout. Elle interprète « La Poupée malade » de Tchaïkovski ; depuis toujours, c’est son morceau préféré, et aussi celui qu’elle joue quand elle est triste. Souvent ce moment. Le jazz, les sambas et les valses de Vienne ont été remplacés par ces accords graves et sonores, à la fois durs et en même temps teintés de désespoir.

Bien droite sur le vieux tabouret recouvert d’un cuir sans âge, elle fixe ses doigts. Elle ne devrait pas le faire ; elle le sait, mais malgré tout cela la rassure. Les anciens conseils de son professeur de musique lui reviennent en tête ; « Ne regarde pas que tes doigts, sinon tu ne retrouveras plus la mesure si tu te trompes ! ». Mais elle regarde ses doigts, et elle frappe les accords en même temps que son pied enfonce la pédale de droite, celle qui permet de faire durer les blanches de la main gauche. Tellement de force, d’émotion, que l’air vibre sous le joug de la musique et le temps lui-même semble trembler devant sa musique ; on pourrait presque voir la petite poupée malade s’avançant sur son fil, désarticulée et maladroite. Arrive la dernière mesure : l’ultime note est frappée. Le son continue pendant presque une minute après que ses mains se soient détachées péniblement du clavier : son pied est resté sur la pédale, et cela sonne comme un glas.

Le son finit par s’éteindre, nécessairement, comme la flamme d’une bougie quand il ne reste plus de mèche. Sa respiration fait plus de bruit qu’un torrent de montagne ; elle meuble un peu le silence oppressant. Ce n’était pas elle ; ça ne pouvait pas être elle. Ses mains reposent sur ses genoux, deux petits animaux fatigués de leur course effrénée sur les touches noires et blanches. Elle les observe : osseuses, petites aux ongles courts et rongés, ce ne sont pas les mains d’une pianiste. La peau est un peu jaune ; on dirait qu’elle est faite d’écailles, ou ridée comme du parchemin. Les mains d’une vieille dame. Elle n’a que seize ans pourtant. Tout juste seize ans. Sa vie est gâchée, détruite, et seule reste la musique, la musique qui transporte, la musique qui enivre le corps et l’esprit comme un verre d’alcool fort, la musique qui soulage, la musique qui permet d’oublier…

D’aussi loin qu’elle se souvienne, elle a toujours joué du piano. Ses parents lui ont racontée un jour qu’ils avaient choisi de lui enseigner cet instrument car elle ne pouvait dormir tranquille sans qu’on lui joue des comptines ; peut-être réussissaient-ils encore à l’aimer en ce temps là. Ils lui ont appris le solfège avant de lui apprendre à lire. Les premiers mots qu’elle a su lire et dire distinctement étaient croches, noires et triolets, fa, do, mi, bémols et dièses. Sa première poésie avait été la récitation des gammes avant de passer au clavier, de do à do dièse d’abord, les gammes mineures ensuite, et ses premières chansons des notes chantées : do do do ré mi ré do mi ré ré do pour « Au Clair de la Lune », et ainsi de suite. Quand les autres petits enfants essayaient de mettre des carrés dans des ronds, on lui apprenait à poser ses doigts correctement sur un clavier et à respecter le doigté d’une partition.

Quand elle avait eu quatre ans, on lui avait appris ses premières partitions : ce n’était au début, que des études, des gammes et des arpèges, ou tout mêlé en exercices. Là ou d’autres musiciens auraient considéré cela comme une corvée, elle y prenait plaisir : cela lui vidait la tête.

Aujourd’hui encore elle aime faire des gammes successivement, et de plus en plus vite : noires, croches, triolets, doubles croches, triples croches…Ses doigts s’agitent à une vitesse folle : le passage du pouce devient presque flou, les touches noires et blanches se confondent. Devant un tel déchaînement, la mélodie change : douce et calme au début, elle était devenue enragée, ses doigts martelant de plus en plus les touches. Et pourtant le visage de la jeune fille reste calme, sans expression : elle ne pense même pas à ce qu’elle faisait, l’esprit vide et blanc, les yeux dans le vague. D’abord la gamme de do, puis celle de sol et de ré, jusqu’à celle de do dièse ; presque essoufflée tellement le ballet des notes l’avait emportée, elle s’arrête. Elle halète d’un coup, l’énergie de son jeu de note lui tombe dessus, et sa respiration n’évoque plus un torrent mais plutôt la mer en colère, le souffle d’une tempête ; l’impression d’être dans l’œil d’un cyclone.

Reposant ses mains sur ses genoux, elle veut se laisser aller en arrière ; mais un tabouret, ça n’a pas de dossier. Elle reprend alors sa posture de toujours, le dos voûté, les vertèbres saillant sous le vieux pull blanc qu’elle porte. Petite, elle ne se tenait jamais droite, et sa mère la rappelait tout le temps à l’ordre quand elle s’installait au piano : une tape, deux tapes, trois tapes dans le dos pendant la leçon, jusqu’à la gifle à la fin, et le buste enfin droit. Sinon, elle s’en fichait. Aujourd’hui, elle est encore voûtée, malgré les conseils, les suppliques et surtout les menaces de sa mère. Mais quand elle s’installe devant son instrument, quand elle joue, elle sent qu’elle s’éleve plus haut que les autres ; elle se sent devenir quelque chose dans le regard de ses parents…Loin d’être un moyen de partager quelque chose avec eux, la musique n’était qu’un moyen d’occuper leur fille à la seule chose qui leur était importante : ses facultés au piano justifiaient son existence.

Sauf quand elle jouait, ils la délaissaient. Elle était pourtant une jolie petite fille qui se conduisait sagement, ramenait toujours de bonnes notes à la maison et n’était jamais insolente : transparente et parfaitement agréable, une nature soumise et sage. Mais pour eux, seule comptait la musique, et d’un revers de main, ils balayaient le reste ; ils ne jetaient qu’un œil dédaigneux sur les bulletins scolaires, et se fâchaient quand elle parlait de faire du sport. La musique : c’était leur seul et unique enfant.

Elle avait toujours su qu’elle n’avait pas été désirée, qu’elle était de ces enfants qu’on appelle des « accidents ». Ses parents n’en avaient pas voulu d’autres, et quand, petite fille naïve, elle leur demandait si elle aurait bientôt une petite sœur, sa mère répondait toujours : « Une comme toi suffit ». Elle croyait sincèrement qu’ils l’aimaient quand même, malgré tout, malgré ça. Mais des parents qui aiment et chérissent leurs enfants ne les enferment pas dans leur chambre passé 20h pour ne rouvrir la porte que le lendemain matin 7h, sans entendre les cris empreints de ténèbres des cauchemars, les coups frappés pour aller aux toilettes ou le désespoir vermeil de la maladie. Combien de fois l’avaient-ils frappée parce qu’elle avait été obligée d’uriner sur le sol. De vrais parents ne font pas ça.

Elle sent la haine qui revient en elle, brusquement ; affolée, fébrile, elle s’efforce de penser à autre chose. Mais l’Autre allait revenir : Elle revenait toujours. C’était Elle, l’Autre, qui avait fait cela. C’était Elle, Elle rien qu’Elle. La jeune fille ferme ses poings si fort que ses phalanges blanchissent et craquent. Quand cela fait trop mal, elle les desserre : la douleur s’évanouit, emportant avec elle la colère et la haine, et laisse ses doigts engourdis. Passant ses mains sur son visage, elle le trouve brûlant, fiévreux. A cause des gammes ?...Ce visage, elle le déteste, elle l’exècre. C’est pour cela que ses parents ne l’aimaient pas.

En vérité, c’est une très jolie jeune fille : un visage de porcelaine, de beaux yeux noisettes et des taches de rousseur sur le nez ; sa figure paraît si fine, comme le reste de son corps, qu’on la croirait brisée au moindre choc. Des cheveux d’ébène, longs et ondulés, donnent un cadre à ce portrait si fragile que Raphaël aurait adoré, et que Léonard de Vinci se serait empressé de durcir pour lui donner du corps. Calme, posée et sans travers, elle semblait tout accepter passivement, sans la moindre colère, sans une once de révolte dans ses yeux doux, presque froids, presque morts ; tout le contraire de sa mère, rousse flamboyante au caractère tout aussi brûlant, qui s’énervait à la moindre vague ; elle ressemble à son père : des cheveux noirs, un visage pâle et cette passivité tranquille, mais qui se transformait en colère sombre et violente chez ce monsieur de petite taille, à force de retenue. Au final, cela revenait au même : elle était leur fille, ils étaient ses parents, ils ne s’étaient pas choisis, et, de n’importe quelle manière, le problème était insoluble. La fatalité familiale.

Quand elle pensait à ses parents, elle n’avait pas grand-chose a dire : elle ne connaissait rien d’eux, ils ne parlaient que de musique. Elle essayait d’écrire leur portrait, tant bien physique que moral : elle trouvait toujours qu’ils manquaient de consistance ; ses parents étaient…vides. Caricatures d’êtres indignes que l’on ne voit qu’au cinéma ou sinistre et triste réalité, la vie ne lui avait pas laissé le choix : ils seraient là pour toujours. Et elle sentait le désespoir que lui inspirait cette idée.

Petite, délaissée de ses parents en dehors des heures de piano, il lui était venu à l’esprit que s’ils ne la prenaient jamais dans leur bras, s’ils ne l’embrassaient jamais, ni ne la câlinaient jamais, cela devait être à cause de ce qu’ils voyaient en elle, sur elle. Lorsqu’on est petit, on ne fait pas attention à cela : on est ce que l’on est. Alors un jour, elle se planta devant le grand miroir de la salle de bain, et se regarda longtemps, les yeux dans les yeux : elle se trouvait plutôt mignonne, comme petite fille ; ni vraiment plus belle que les autres, ni vraiment plus laide, pas vraiment différente : elle ne comprenait pas. Dès lors, elle avait passé toutes ses moments libres devant le miroir : elle s’asseyait et se contemplait des heures durant, encore et encore, essayant de comprendre d’abord, de s’échapper ensuite. Si elle avait lu Alice aux pays des Merveilles, où d’autres histoires, sûrement se serait-elle jetée contre la vitre en espérant, de toute son âme, de toutes ses forces, passer de l’autre côté. Et son reflet , à force de se parler à elle-même, devint son amie : elle lui parlait à voix basse, et l’Autre lui répondait.

C’était bien à ce moment là qu’Elle était arrivée. L’Autre…Elle l’appelait comme ça. Pas la peine de lui chercher un nom, Elle n’en voulait pas. Au début, c’était son amie, une amie qu’elle voyait dans les miroirs, et dans toutes les choses où l’on peut se voir dedans. Mais après, après oui, l’Autre s’était mise à lui souffler des choses à l’oreille : des insinuations perfides, serpent venimeux qui se fait passer pour une ceinture de soie : « Regarde-toi, lui murmurait-elle, tu es laide, oh ! si laide ! On comprend pourquoi personne ne t’aime ». C’était des murmures sournois, des chuchotements insidieux qui restaient ancrés dans sa tête, englués dans la masse des pensées comme dans de la poix noire et gluante. Elle se trouva bientôt affreuse. Elle ne pouvait plus supporter de se voir, mais la petite voix de l’Autre lui demandait de revenir ; et elle riait de sa souffrance. Le reflet ricanait, les lèvres se tordaient révélant des dents qui semblaient des crocs dans cette bouche qui n’avait plus rien d’humain. Elle eut peur de l’Autre, peur de son reflet, d’elle-même ; elle ne s’en trouva que plus horrible encore. Plus jamais elle ne se regarda dans un miroir. Des milliers d’éclats de verre avaient entaillé ses phalanges, et ses mains étaient couvertes de cicatrices : il fallait la faire taire. Mais l’Autre la suivait maintenant partout : les chuchotements étaient dans sa tête, et elle s’entendait parfois dire des choses abominables. L’Autre contrôlait presque tout dans de brefs moments qu’elle regrettait à chaque fois avec plus de remords : elle devenait inhumaine. Peu à peu, l’Autre s’insinuait en elle, comme un poison circulant des le sang, envahissant tout.

L’Autre prenait aussi parfois le contrôle de son corps, et sa propre conscience s’éteignait. Quand elle reprenait ses esprits, elle trouvait des objets brisés, des pages déchirées, et surtout toujours ces mêmes mots inscrits sur les murs : TU ES UN MONSTRE. Les larmes remplissaient sa gorge quand elle les lisait, elle devenait folle, impuissante face au désespoir qui la submergeait devant l’atrocité de ces mots. Elle criait : « Ce n’est pas vrai, tu mens, TU MENS ! ». N’y pouvant plus, elle tombait à genoux, la tête dans les mains, le corps secoué de sanglots hystériques. « Tais-toi ! hurlait-elle. Je ne veux plus t’entendre, va-t-en ! VA-T-EN ! » Sans cesse cette litanie revenait, en sourdine, et parfois elle relevait la tête pour appeler son père, sa mère, quelqu’un ; personne ne venait jamais : elle n’existait pas. Elle effaçait, sa crise passée, les inscriptions ; toujours et encore elle noyait les murs sous des flots de détergents et d’eau de javel ; elle les frottait, rinçait, récurait si fort et si longtemps que ses paumes à vif saignaient, y laissant des traînées rouge pâle. Les cloisons sont blanches et lisses, un bloc opératoire vierge de tout microbe : elles deviennent une chambre d’hôpital, camisole de force de ses pensées. L’air sent continuellement les produits nettoyants et les solvants.

Elle se réveillait souvent avec un horrible mal de tête à force de respirer l’atmosphère viciée. Mais maintenant et depuis six jours, elle n’a plus la force de nettoyer, de masquer tout ça : elle est lasse. Elle a perdu. A l’odeur des puissants détergents et venue s’en ajouter une autre, amère, qui flotte dans l’air comme un nuage de brume, une odeur douce aussi, qui rappelle les origines. Elle ne sait pas ce que c’est. Si, en vérité, elle le sait très bien : la petite voix lui a soufflé depuis longtemps l’odieuse vérité. Elle ne veut pas savoir, elle fait semblant de ne rien voir, de ne rien entendre, de ne rien comprendre. Elle veut juste oublier, oublier et tout recommencer du début, de sa conception jusqu’à son éducation, même changer la marque et le goût des petits suisses qu’elle mangeait quand elle était bébé. Tout changer, pourvu que sa vie soit différente.

Elle voit défiler chaque morceau de son existence ; elle est petite, quatre ans à peine, et elle pleure parce qu’elle a mal, parce qu’elle est tombée sur les graviers de l’allée, et sa mère la gifle ; une marque rouge sur sa joue et dans son coeur. Elle est en CM2, et son père lui interdit le sport, la télévision, les jeux vidéo, les amies à la maison, et bien d’autres choses encore : il la trouve dissipée dans ses récitals. En classe de cinquième ses parents ajoutent une interdiction de sortie, et décident de lui faire suivre des cours par correspondance. Elle est enfermée, de plus en plus confinée dans un monde où la seule règle est de jouer en rythme, et où le temps passe sous la dictature impitoyable du métronome. Plus rien d’autre ne compte. Peu à peu, elle ressenti un manque, un malaise : elle découvrait la solitude ; elle n’avait jamais vraiment eu d’ami. Les autres, à l’école lui parlaient, mais surtout pas de musique. Les enfants, quand ils sont petits donnent vite leur amitié sans rien connaître de l’autre en face ; on parle, on joue, on crie et on s’attrape... Elle prit soudain conscience du gouffre qui la séparait des autres enfants, qui la mettait à l’écart derrière plusieurs kilomètre d’ignorance, sans pont pour passer de l’autre côté : la musique ? Bien sur, mais elle n’avait droit qu’aux disques sélectionnés par son père ! Les émissions télé ? Ils n’avaient plus de télévision depuis longtemps. Les livres ? A part ses cahiers de solfège, aucun. La ville ? Les magasins ? Ses parents commandent tout par correspondance, et la seule boutique qu’elle connaisse, c’est le dépôt. Le cinéma ? Pas de poste télé, alors pourquoi le cinéma ? De tout cela et plus encore elle ne savait rien. Avant, lorsqu’elle allait encore à l’école, elle avait goûté à cela, et maintenant on le lui avait retiré : c’est encore pire, car on ne peut manquer que de ce que l’on connaît ; elle était une princesse dans un donjon de verre.

La révolte grondait en elle, un peu comme le tonnerre que l’on entend de loin, sourd et tenu. Mais attisée peu à peu par l’Autre, cette révolte avait grandi : pour l’amour qu’on ne lui donnait pas, pour les plaisirs de l’enfance qu’on lui avait pris, pour les amitiés qu’on lui avait gâchées et interdites : pour la vie qu’on lui avait refusée. C’était leur faute, à eux. Ils étaient les murs qui empêchaient Thésée de sortir du labyrinthe, ils étaient les soldats de la Dame de Cœur qui voulaient capturer Alice, ils étaient Poséidon qui interdisait à Ulysse d’atteindre son but. Quand elle rentrait le soir, après avoir été cherché les manuels de musique commandés par ses parents, elle se demandait comment cela faisait de se sentir chez soi. Elle aurait aimé dire : « Enfin chez soi ! » et sourire à sa mère qui lui aurait préparé un chocolat chaud et lui aurait planté un baiser sonore sur la joue, son père lisant le journal lui aurait demandé comment ça c’était passé, à l’école. Elle s’imaginait la vie parfaite comme celle des très rares films qu’elle avait vus.

Elle voulait rentrer CHEZ ELLE, mais chez elle, où était-ce donc ? Encore une fois, elle revenait à eux : ils lui avaient pris son existence, ses joies, ses rires, ses plaisirs, ses peines et ces petites douleurs de tous les jours. Ils lui avaient même pris ses larmes. Chacune de leurs paroles, amères et aiguës, ajoutait du bois au feu de sa colère ; cela devenait un brasier, un incendie qui la consumait toute entière.

Elle avait accusé les coups, toujours, sans rien dire. Jusqu’à ce jour-là. Une parole de trop avait suffit.

Ce dimanche matin, elle s’était réveillée avec le désir fou de sortir, d’aller se promener en ville, de voir des gens, rien que de les voir et de se faire voir, pour s’assurer qu’elle n’était pas un fantôme ; le fol espoir de Robinson Crusoé qui voit une voile blanche sur l’azur. La solitude avait enfermé son cœur dans une cage, et voilà qu’elle croyait voir fondre les barreaux ; ces parents le lui autoriseraient, elle n’avait jamais rien demandé, jamais rien exigé : ils lui devaient cela. Elle avait descendu les marches une à une, fiévreuse et tremblante ; elle les avait trouvés, comme toujours, assis à la table de la cuisine ; elle étudiait une partition, lui réparait son métronome. Ils n’avaient pas levé la tête à son arrivée.

« Ton solfège se contenta d’aboyer sa mère.

-Oui, mais avant, j’aurais quelque chose à vous demander.

-Je t’écoute.

-Aujourd’hui, j’aimerais sortir. Après ma leçon de piano bien sur ajouta-t-elle rapidement. »

Ses paumes étaient moites, son cœur s’affolait et s’accrochait à cet espoir : elle attendait le verdict.

« C’est hors de question ! cria son père. Tu ne vas pas gaspiller ton temps dehors alors que tu pourrais le passer à réviser ton récital. La musique doit rester ta seule et unique priorité. Entends-tu ?

-Ton père a raison, ajouta sa mère. Ne gaspille pas ton seul avantage.

-Mais…

-La discussion est close jeune fille reprit sa mère. Maintenant, ton solfège, et plus vite que ça. »

Une sueur froide lui glaça la colonne ; des points noirs dansaient devant ses yeux. Elle qui s’était représenté le bonheur comme un soleil éclatant, elle vivait une éclipse totale. Ses bras reposaient, inertes, le long de son corps ; elle s’attendait à éclater en sanglots d’un instant à l’autre, mais les larmes ne vinrent pas et ses yeux restèrent désespérément secs. Déglutir lui était pénible. Aurait-elle été un condamné a qui on annonce qu’il passera sa vie dans une geôle que cela n’aurait rien changé. Le cœur en miettes, elle allait se résigner. Mais l’Autre ne voyait pas les choses de la même façon : elle lâcha dans ses veines le poison de la rage, le flot colère blanche, noire et rouge, la colère sourde et aveugle qui monte comme un feu et se propage dans tout le corps. Une envie de meurtre, une fureur sanglante s’abattit sur elle, et tout devint noir : la dernière chose qu’elle vit fut le tiroir ouvert de l’argenterie ; l’Autre avait reprit le dessus.

Elle s’était réveillée dans son lit, l’esprit embrumé. La première chose qu’elle remarqua fut cette odeur lourde et pesante, âcre et douce en même temps. Elle n’y comprenait rien. Le Diable, l’Autre, lui susurra alors les mots qui signèrent la fin de tout : « Je les ai tué ; je leur ai arraché les yeux comme ils t’ont arraché la vie. Mais je dois dire que le mérite te revient : à vrai dire, c’est toi, et toi seule qui les as tué ; je t’ai juste aidé… »

Elle ne pouvait y croire. Mais dans la cuisine reposaient les corps de ses parents et les couteaux d’argents baignant dans une mare de sang : ses ongles en étaient encore pleins. Elle ne pouvait y croire. Des sons sortaient de sa gorge sans qu’elle sache ce qu’elle disait, flot de parole ininterrompu et désespéré. Le visage ravagé par les larmes, elle se tourna vers la seule chose qui lui restait : son piano.

Cela fait déjà deux jours. Peut-être trois. Qu’en sait-elle ? Le métronome ne décompte pas les heures. Depuis lors, elle n’avait fait que jouer. Parfois, elle se lève pour boire et manger, puis joue encore, encore, jusqu’à ce que la fatigue la fasse dégringoler du tabouret ; elle dort alors à même le sol, au pied du piano, comme si c’était un gros chien qui veillerait sur elle.

Maintenant toute envie de vivre l’a quittée : la musique ne suffit plus à combler le vide, noir comme le néant, blanc comme le début des temps. Son regard se fixe sur le tube de comprimés posé sur le couvercle du piano : bientôt tout sera fini. Elle monte dans sa chambre, et se couche, comme si elle allait dormir D’ailleurs c’est bien ce qu’elle va faire. Tout devient flou, son corps se relâche et ses paupières clignent doucement ; mais elle voit encore ces mots sur les murs, pour la dernière fois : « TU LES AS TUES ».

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