La douleur de Troie, la tristesse des autres.
LES VIVANTS
Première plainte : Hélène.
Hélène : La tristesse. Pardonnez-moi. La tristesse, ça me ronge, la tristesse, ça m’arrache les ongles. «Ce qui effleure les autres nous déchire», quelqu’un l’a dit, nous déchire. Me déchire. Les larmes versées pour Troie, par Troie, Hector mort, Priam tué en plein temple : les dieux qui s’amusent et les femmes qui pleurent. Et moi, Hélène, je reste là : je n’ai rien voulu de cela, et j’en suis la cause. La cause, la cause infâme : pour une femme on versa le sang, pour une femme sensée être belle, la plus belle. Suis-je cette femme sublime, moi qui pleure agenouillée dans le palais des rois -des anciens rois- de Troie, l’un mort, l’autre parti, les yeux rouges et gonflés par la peine, la douleur et la colère, les joues creusées des sillons qu’a laissé le soc du Désespoir, les pleurs qui roulent et s’écrasent dans un fracas de pluie d’orage, les lèvres desséchées par le sel amer des regrets, les cheveux emmêlés, comme mes sentiments. Une créature pitoyable, comme les autres : et pour elle on tua au regard des dieux. Personne ne peut être digne de tout ce sang versé.
Elle se lève et s’avance vers la fenêtre : la vitre est cassée, des débris de verre jonchent le sol.
Peut-être devrais-je. Peut-être serais-ce mieux. Pardonnez-moi. La folie me tuera, m’emportera. La tristesse délestée remonte à la surface de ma peau comme un cadavre remonte du fleuve, une vague bleue, une vague noire, un poison qui noircit mon sang. Pâris, sa faute, cet homme qui m’a tant voulue, celui-là, où est-il ? Il a disparu. Mort ou vif, qui s’en soucie ? C’est moi la responsable. Lorsque Horace chantera les femmes viles de l’âge de fer, c’est à moi qu’il pense, à moi qui fit chuter Troie, c’est moi qui assassina ces hommes, femmes, enfants et vieillards, moi qui offensa Zeus en immolant Priam sur l’autel des Pénates. Suis-je cette femme ? Qu’a-t-on fait de moi ? QU’A-T-ON FAIT DE MOI !
Elle saisie le verre à pleine main et le jette contre les murs. Elle saigne.
Ce sang comme tribut de celui qui a été versé. Ma vie peut-elle en être le rachat ? Je fut le glaive contre moi-même, et si je me donne, si je rend ce glaive à Zeus, cela suffirait-il ? On a fait de moi l’origine et la cause. La tristesse me broie la tête, je voudrais hurler, hurler : vide, vide, VIDE ! Qu’ai-je encore pour moi ? Je n’ai plus mes enfants, je n’ai plus mon mari, je n’ai plus de père et de mère chez qui je pourrais me réfugier pour pleurer. La guerre de Troie me laisse comme Thésée laissa Ariane sur les rivages désolés. Je fut aimé, adoré, et je ne suis plus qu’une enveloppe sans vie, témoin d’un avant, d’un passé déjà si loin, alors que le poète qui le chantera ne naîtra pas avant des siècles : je suis comme la dernière des poutres, celle-là, la dernière du palais, vestige de ce temps glorieux, mais enveloppé de poussière d’os. De poussière d’os. Mon visage est blanc comme la craie, de terreur et de la vie que j’ai laissé dans les murs de Troie.
Elle prend son visage dans ses mains, oubliant qu’elles étaient pleines de sang. Lorsqu’elle les retire, son visage ressemble à celui d’un cadavre.
Est-ce moi, ce corps rempli par la mort et la douleur, ce corps au sang d’encre et de poix qui passe mal dans mes veines ? Tout ce que l’on pourra me faire, tout ce que l’on pourra dire sur moi, tout cela n’est rien au regard du mal que je porte déjà en moi. Si la Discorde n’avait pas jeté cette pomme sur la table de banquet des dieux, je pourrais encore me prétendre femme, me prétendre humaine : car même si je fut prise contre mon gré, les morts dans la barque de Charon hurlent tous mon nom, et le passeur ricane. Les Enfers sont remplis de l’écho de leurs voix désincarnées, et je ne puis dormir sans les entendre : «Hélène, tu mourras seule et sans gloire, sans autre sépulture que les rochers d’une grève inconnue, Hélène tu ne passeras jamais le Styx, personne ne paiera ton tribut». Et je ne peux pas dire qu’ils ont tort, je ne peux. Je ne peux pas.
Deuxième plainte : Enée.
Enée : Je suis parti. J’ai été obligé de partir. J’ai laissé Troie, ma cité, ma vie, j’ai laissé mon épouse, morte comme tant d’autres ; j’ai pris mon père sur mon dos et je suis parti. Pourquoi ? Sur le conseil de mânes, de songes envoyés par les dieux, par la porte de corne qui se trouve aux fond des Enfers ; peut-être tout cela n’était qu’une vaste farce, une mauvaise comédie, et que ces visages que j’ai aimés, Hector, mon ami, Creuse, ma femme, ne furent qu’un instant fugace où la brume de la folie passa devant mes yeux. Comme les feux follets qui s’allumaient entre les racines des arbres, la nuit, et qu’enfant je poursuivait en vain. En vain. Cette guerre était vaine. Tant de sang, tant de haine, tant de désespoir et de vies qu’on a tranchées. Je me sens vide de sens, vide de but.
Il s’assoit sur une caisse, dans le coin de la pièce.
Fils de Vénus. Que dois-je faire de cela ? Je n’ai pas pu empêcher tout ça, ce massacre. J’ai tué des hommes, jeunes et moins jeunes, des grecs qui tentaient de passer les murs de Troie, avant que la ville ne tombe. Ces gens, je ne les connaissais pas, je ne les connaîtrais jamais, et quelqu’un ira dire à leurs mères, leurs femmes et leurs enfants qu’Enée, fils d’Anchise a tué leurs fils, leurs époux et leurs pères. Ma main n’était pas faible. Je ne savais pas. Ou plutôt si, je savais trop bien. Je savais trop bien ce que je faisais, et pour ne pas en ressentir toute l’horreur je me suis jeté dans la bataille pour m’étourdir de fureur et de sang, me disant que ce brouillard m’empêcherait de me souvenir précisément, que tout serait enveloppé dans cette brume rougeâtre. Mais non, c’est pire encore maintenant, car j’aurais pu arrêter, j’aurais pu dire stop, mais je ne l’ai pas fais et toute la responsabilité me revient.
Il se lève et va à la fenêtre.
On m’a prédit un destin hors du commun : je dois fonder une cité qui restera à jamais dans l’histoire. Je ne peux me dire, me persuader que je mérite ce qui m’arrive. Au nom de quoi ? Pourquoi moi ? Je ne sais pas. Un jour on viendra me dire que tout cela n’était qu’une mascarade, un tour des dieux pour voir ce que peut donner une fausse prédiction sur un mortel, jusqu’où il est prêt à aller s’il croit avoir une destinée favorable. Je ne sais si je dois les bénir ou les maudire.
Il pointe du doigt un point vers l’Ouest.
C’est là-bas. Là-bas que ce trouve le territoire où je dois fonder cette cité qui m’est promise. Un fleuve y coule, m’a dit mon épouse, les terres sont fertiles et personne ne les possèdent déjà : c’est comme si elles m’attendaient. Je me surprends à espérer. Ah ! Je suis le bouffon de la comédie, celui qui se fait battre et ne comprend pas. Mais, après tout, que puis-je faire d’autre ? Si je reste, je meurs. Si je pars, qui sait ce qui m’attend ? Je peux tout aussi bien mourir, mais peut-être aussi pourrais-je vivre. Peut-être pourrais-je fonder cette ville, et ainsi j’y raconterais la longue histoire de Troie, sa guerre et ses morts, j’y raconterais tout pour que les gens se souviennent, et je pourrais, peut-être, laver tout ce sang qui coule encore sur mes mains, en faisant mémoire de tout ceux tombés à mes pieds. Il faut croire que les dieux sont avec moi. Ma mère est avec moi. Alors j’irai.
Troisième plainte : Cassandre
Qui écoutera jamais les pleurs de Cassandre ? Qui écoutera les plaintes et les gémissements de la pitoyable Cassandre ? Personne. Quelle pire condamnation que celle de ne jamais être crue ? Apollon, soit-disant dieu de la mesure et qui n'en a pas fait preuve, maudit sois-tu : tu m'as donné le don de voir l'avenir car je t'ai aimé, et tu n'as pas pu comprendre que je ne voulais pas me donner à toi, pas encore. Ta colère et ton impatience. Le vrai sacrifice de Troie, ce ne fut pas Hélène, bien sûr que non : ce fut moi. Le destin m'a étreinte comme son amante et m'a étouffée. Quelle image banale, je ne crois même pas au destin.
Elle se lève. Ses jambes sont en sang, ses mains écorchées, sa lèvre tuméfiée.
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