Elle regarde la feuille blanche et sourit. Entremêlée dans les draps, elle regarde le bout de ciel qui perce dans le coin de la fenêtre : gris neige, des petits flocons. Un temps triste pour un jour triste. Lentement, elle enlève ses chaussons, elle ouvre la porte du balcon et sort pieds nus dans la neige. Le froid puis la douleur. Tout est blanc au dehors, et malgré les nuages bas qui voilent le soleil, toute cette blancheur brûle ses pupilles. Tout s’efface, l’esprit est vide. Dans ses pieds Sigrid sent l’irradiation du froid : la douleur purifie car elle marque la chair. La douleur purifie car elle ranime en nous le sentiment d’être en vie : au fond de nous se bat la sève vitale qui hurle pour chacun de nos pores. Il faut la douleur pour aimer la vie. Et Sigrid, comme Homère, levant ses yeux aveuglés vers le ciel couleur d’ouragan, inspire profondément : elle perçoit dans sa poitrine le souffle qui se débat. Lorsqu’elle rouvre les yeux, elle voit. La route et les trottoirs sont blancs du sel que l'on a jeté dessus dans la crainte de la plus petite flaque de verglas : elle imagine que le paysage autour des Tours Jumelles devait être pareil après leur effondrement, blanc comme de la poussière d'os fracassés que les bâtiments ont exhalés dans leur dernier souffle de vie. Poudre blanche et sale, minérale et humaine. «Ashes to ashes, dust to dust», la vie des hommes se construit sur celles de leurs morts, strates par strates, à l’image des cadavres que l’on peut aplatir dans une tombe, lorsqu’ils sont assez décomposés, pour en mettre un autre par-dessus. Et c’est le dégoût du monde qui revient, par delà le beau vernis de l’hiver.
Le retour d'un sentiment qu’elle n'avait plus éprouvé aussi fortement depuis longtemps. Pas un sentiment, mais plutôt un état, un état d'épuisement mental plus que physique, une lassitude, une envie de pleurer. De pleurer pour quoi, pourquoi ? Sigrid serait bien incapable de le dire. Débiter un chapelet de causes toutes aussi risibles les unes que les autres, les jeter par dessus son épaule, se retourner enfin et voir un tas de vieilles idées, de vielles rancoeurs, de vieilles déceptions. L'envie pitoyable de s'enfermer dans la voûte de son lit, et laisser venir les larmes, les larmes sans cause comme le ruisseau sans source, jaillit de la pure pensée empoisonnée d'un air ambiant vicié. S'abandonner et laisser derrière soi son courage, pour quelques minutes ou quelques heures, le corps enfoui dans les draps et comme mort, mort de fatigue, mort d'ennui, mort de tristesse insondable. Il suffirait qu’elle se couche et qu'enfin elle lâche prise. Mais pour ça il faudrait se tailler les veines. Ce sommeil ne peut qu’être éternel.
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